Les papiers à entête d’entreprise : de l’image idéalisée à l’image fantasmée

Publiée le 19 novembre 2019

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Lorsque l’on étudie le patrimoine industriel, les papiers à entête sont des sources privilégiées qui permettent, parfois, de retracer l’histoire d’un site de production, d’une usine ou d’une société.

Ces documents apparaissent au milieu du 19e siècle dans un contexte d’industrialisation croissante, d’essor des marchés de grande consommation et d’émergence de la publicité dans son sens moderne1.
D’abord cantonnés à quelques mentions écrites, les premiers entêtes de lettres commerciales reprennent les informations les plus importantes de l’entreprise qui permettent de l’identifier. Ainsi figurent le plus souvent le nom de l’entreprise, la raison sociale, la localisation et les dépôts, magasins ou succursales. Rapidement les médailles et prix obtenus à l’occasion d’expositions industrielles s’invitent sur ces papiers commerciaux, permettant aux industriels de faire valoir le sérieux et la qualité des produits fabriqués. Logos et marques de fabrique font aussi leur apparition au cours de la seconde moitié du 19e siècle et simplifient l’identification de l’entreprise.

La pratique qui nous intéresse tout particulièrement n’apparait que tardivement dans la vallée de l’Aubois (vers 1890) et consiste en la représentation des usines en entête des papiers commerciaux. La précision et le détail de ces représentations est remarquable. C’est une aubaine pour l’historien que nous sommes, en quête d’informations sur l’architecture et l’organisation de ces usines. Voyons toutefois qu’il convient de s’en méfier.

Les artistes usent en effet de tout un arsenal de techniques visant à améliorer la représentation. La première d’entre elles est sans doute aussi la plus remarquable : il s’agit de l’usage de la vue à vol d’oiseau avec cette perspective plongeante très caractéristique. Marchant sur les pas de Jules Arnout2, les artistes illustrateurs cherchent à prendre de la hauteur, afin de représenter l’usine dans son ensemble et en faire apparaître les éléments qui seraient normalement cachés.

Principal avantage pour les industriels, cette technique de représentation en vue à vol d’oiseau est un formidable outil de distorsion. L’accentuation des lignes de fuite renforce l’effet de grandeur des bâtiments et contribue à donner de la monumentalité à l’usine. Les petits personnages ou autres voitures hippomobiles, presque invisibles, servent d’échelle et tendent à assoir le gigantisme des infrastructures industrielles. Appliqué aux autres éléments de la représentation, ce jeu sur les échelles permet aussi de faire ressortir les équipements industriels de l’environnement proche. Les bâtiments annexes de la tuilerie-briquèterie Sauvard de La Guerche sont par exemple représentés plus gros que l’église de La Guerche ! Le lecteur que nous sommes identifie ainsi parfaitement les différents éléments faisant partie de l’usine.

Cliquer pour agrandir. Lettre à entête de Camille Sauvard à Michel Rigaud, le 7 juil. 1909. Source : ebay.fr

Malgré ces petites « astuces », il n’en demeure pas moins que ces images sont la plupart du temps assez fidèles. Elles revêtent même un caractère éminemment didactique. L’on montre à tous l’outil de production dans son entièreté. Il est parfois possible de retracer le parcours de la matière de l’extraction à l’expédition. C’est le cas sur les vues de l’usine de chaux et ciments A. Daumy, Boucheron & Cie (La Guerche-sur-l’Aubois, Cher), où l’on peut y voir les carrières d’extraction à l’arrière-plan, puis par ordre d’éloignement, la batterie de fours à chaux, les halles d’extinction et de broyage et enfin les deux principales voies d’expédition des produits finis ; à savoir le chemin de fer et le canal du Berry. Cette représentation nous renseigne ainsi sur l’organisation générale de l’usine et son emplacement dans l’environnement, sur le chemin de fer de Bourges à Nevers et le canal du Berry. Attention toutefois car si l’usine est bel et bien à proximité du chemin de fer, elle se trouve en revanche à environ cinq cents mètres du canal du Berry. L’artiste a ici omis de représenter le centre bourg de la Guerche, qui vient se nicher entre canal et usine ! L’on flirte alors avec les limites de la représentation idéalisée.

Cliquer pour agrandir. Lettre des éts. A. Daumy, Boucheron et Cie à Michel Rigaud, le 22 déc. 1910. Source : ebay.fr.

Certains industriels vont encore plus loin avec des représentations qui font la part belle à l’invention. La société la plus décomplexée en la matière est sans doute la société orléanaise A. Courty qui fait représenter son usine à chaux et ciments de Jouet-sur-l’Aubois (Cher) vers 1900 avec quatre grandes halles de broyage. Outre le fait que cette représentation reprend les codes décrits précédemment, ces halles sont en sus représentées comme étant autonomes et en avant des deux halles d’extinctions. Ce subterfuge permet évidemment de donner plus d’extension à l’usine. Sur les lettres à entête que la société fait éditer dans les années 1910, l’usine de Jouet-sur-l’Aubois compte cinq halles de broyage. Certains industriels avaient coutume de faire réaliser une nouvelle gravure après la réalisation d’importants travaux afin que la représentation reflète la réalité. Faut-il ici y voir la preuve que la société A. Courty a réalisé des travaux d’agrandissement dans son usine de Jouet à la fin des années 1900 ? En réalité, il n’en est rien. Les vestiges actuels, les archives disponibles et autres documents iconographiques anciens ne font à aucun moment état d’éventuels travaux. Définitivement, leur usine n’a jamais compté plus de trois halles de broyage et une petite halle pour la machine à vapeur3 !

Aymeric Fassier, doctorant en histoire de l’art contemporain à l’Université de Tours et chercheur associé au service Patrimoine et Inventaire

(1) C’est dans les années 1830-1840 que le sens du mot publicité, soit originellement l’action de rendre public, s’est élargi pour désigner l’ensemble des moyens mis en œuvre pour faire connaitre un produit, une marque ou une entreprise.
(2) Jules Arnout (1814-1868) est un dessinateur lithographe du milieu du 19e siècle. Il est notamment connu pour ses vues d’usine à vol d’oiseau. La plus remarquable d’entre elles est peut-être la vue de l’usine de l’MM. Lapostolet Frères, à Belleville, réalisée en 1854.
(3) IGN, prise de vue aérienne de la commune de Jouet-sur-l’Aubois, cliché n° 998, le 8 aout 1956. Disponible sur : remonterletemps.ign.fr.

 Pour en savoir plus :
•    Laurant, Annie. « Des lettres commerciales convaincantes ». La voix du patrimoine de l’industrie, Bulletin de l’association Aubois de terres et de feux, 2007, no 19, p. 2 3.
•    Locci, Jean-Pierre. « Le papier à en-tête ». La Gazette des archives [En ligne], 1995, no 168, p. 125 129. Disponible sur : <DOI : https://doi.org/10.3406/gazar.1995.4274>.
•    Pierrot, Nicolas. « Le silence des artistes ? Thématique industrielle et diversification des supports (v. 1850-fin XIXe siècle) ». In Les images de l’industrie de 1850 à nos jours. Actes du colloque, Bercy : Comité pour l’histoire économique et financière, 2001, p. 10 20.

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