Dans le cadre de l’aménagement de la place de l’Hôtel de ville de Tours (actuelle place Anatole France), Félix Laurent, conservateur du musée et directeur de l’école municipale de dessin, adresse une lettre à la direction des Beaux-Arts le 16 juin 1878 au sujet du projet d’érection d’une statue de François Rabelais par voie de concours. La ville de Tours souhaite en effet réaliser une statue en pendant de celle de René Descartes, exécutée par le comte de Nieuwerkerke et inaugurée en 1852.
Le 28 septembre 1878 est publié le règlement du concours. Il est ouvert à tous les artistes français, celui qui sera retenu devra sculpter une statue en marbre de 2,60 m de haut. Le premier prix recevra 5 000 francs, le deuxième 3 000 francs et le troisième 2 000 francs. L’exécution du marbre, fourni par la ville, sera placée sous la surveillance du lauréat et devra être achevée avant le 1er août 1879.
96 maquettes en plâtre sont réceptionnées le 2 décembre 1878 à l’École des Beaux-Arts de Paris pour y être exposées pendant plusieurs jours de manière anonyme (les candidats y ont apposé une marque ou une citation). Le jury composé de sculpteurs membres de l’Institut ou statuaires reconnus, d’historiens de l’art, de Dieudonné Belle, maire de Tours, de deux de ses adjoints et de Félix Laurent (secrétaire du jury) délibère le vendredi 6 décembre et désigne trois finalistes. Le Premier prix est finalement attribué à Henri Dumaige, le Deuxième à Jean-Paul Aubé et le Troisième à Louis Albert-Lefeuvre.
Le jury approuve le choix iconographique des trois artistes qui ont représenté l’écrivain en curé de Meudon, vers la fin de sa vie. Le projet de Dumaige l’emporte, probablement par le soin apporté au traitement fidèle du visage de son modèle et aux détails vestimentaires. Il figure Rabelais en pied, vêtu de la soutane, drapé dans une ample houppelande et coiffé de la calotte, le visage barbu aux pommettes saillantes éclairé par un sourire moqueur. Dans les mains, il tient une plume et un feuillet. Derrière lui, livres et parchemins sont posés au sol.
Le marbre, sculpté à Paris, est expédié à Tours le 7 juillet 1880 après avoir été exposé au Salon annuel de peinture et de sculpture. Le critique d’art Henri Olleris écrit à son sujet dans le Memento du Salon : « […] on peut louer l’expression sereine et enjouée de la physionomie où l’artiste s’est plu à reproduire les traits traditionnels du célèbre curé de Meudon, l’ordonnance large et souple des draperies, la proportion élégante et solide des formes. ». De même, Philippe Burty dans la revue L’Art salue la réalisation : « […] la pose [est] naturelle, franche, parlante, l’exécution souple et large comme il convient à une sculpture de place publique ».
La statue, posée sur un support dépouillé, est inaugurée le 25 juillet suivant sur la place de l’Hôtel de ville au cours d’une grande fête publique qui dure deux jours, avec représentation gratuite de « L’Ami Fritz » au Grand Théâtre de Tours, lâcher d’une montgolfière pavoisée aux couleurs nationales portant le nom de Rabelais en lettres dorées, courses de « vélocipèdes » et trains affrétés spécialement pour l’occasion.
Plusieurs maquettes présentées au concours sont conservées au musée des Beaux-Arts de Tours, en particulier celles des Deuxième et Troisième prix (ci-dessous à gauche, la maquette d’Aubé). Le musée Rabelais-La Devinière à Seuilly conserve quant à lui le projet étonnant d’Hubert Louis-Noël (ci-dessous à droite) qui a choisi de figurer Rabelais en ivrogne, couronné de feuillages, un verre à la main et une bouteille renversée à ses pieds. Cette représentation aurait sans nul doute remporté le suffrage de notre héros…
Le 22 juillet 1878, Louis Houdia-Fouquereau, maire de Chinon, adresse une lettre à Dieudonné Belle, maire de Tours, lui signifiant que le conseil municipal de sa ville a voté l’érection d’une statue de Rabelais, le 12 courant, et ouvert une souscription nationale à cet effet. Tout en se félicitant d’avoir eu la même idée au même moment (quoique le projet de Chinon soit en réalité postérieur de quelques semaines à celui de Tours), il lui demande fermement de ne pas faire de concurrence aux Chinonais en tant « qu’héritiers directs » de l’écrivain, par l’ouverture d’une souscription « rivale de la nôtre ». Il s’exprime ainsi : « Rabelais est une des illustrations de la Touraine. Il est donc naturel et juste que la riche ville de Tours lui dresse, avec les ressources de son budget, un monument digne d’elle et de lui. Mais Rabelais est avant tout un enfant de Chinon. C’est à Chinon qu’il est né, qu’il a passé ses premières années. C’est à Chinon qu’était sa demeure, où il aimait à revenir. C’est à Chinon qu’il donnait si originalement le titre de la première la plus ancienne ville du monde. C’est donc à Chinon, au milieu des souvenirs qu’il a laissés, que doit être érigée la statue nationale destinée à honorer sa mémoire ».
La statue doit être installée au bord de la Vienne, le long de laquelle est prévue la création de quais à l’ancien emplacement des fortifications.
Après la publication, le 10 août 1878, du décret ministériel autorisant l’érection de la statue par souscription publique, le programme du concours, ouvert à tous les sculpteurs français, est présenté, qui diffère totalement du programme de Tours. Le monument se composera d’une statue assise en bronze « modelée au double de la taille naturelle », à l’époque où l’écrivain fut « reçu à la faculté de Montpellier, et revêtu de la robe de docteur », elle sera placée sur un piédestal en pierre entouré d’une grille en fer forgé, une inscription en bronze sera appliquée sur la face antérieure du piédestal.
55 projets sont remis, toujours de manière anonyme, le 6 août 1879 à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris pour y être exposés et le jury, composé de membres du comité d’érection du monument, de deux membres du conseil municipal, de sculpteurs et architectes, se prononce une semaine plus tard en faveur d’Émile Hébert, sculpteur parisien. L’ensemble doit être terminé et prêt à être installé dix-huit mois plus tard. La fonte n’est finalement achevée qu’à la fin d’août 1881, mais le retard pris dans les travaux d’aménagement des quais reporte les festivités de l’inauguration au dimanche 2 juillet 1882.
La réalisation s’est volontairement voulue monumentale : la statue colossale est placée sur un imposant piédestal orné de bas-reliefs en bronze enchâssés dans ses trois faces principales, la face arrière qui regarde la rivière portant la dédicace de l’inauguration directement gravée dans la pierre.
Rabelais, dans l’attitude de la réflexion et le visage animé par un léger sourire, est assis dans un fauteuil dans une torsion du corps qui anime la composition. Il est vêtu de l’habit de médecin, dont les plis s’épanouissent au sol, et coiffé de la barrette, le pied droit en avant de la plinthe et l’autre pied posé sur un escabeau. Dans la main droite, il tient une plume et s’accoude, de l’autre côté, au pupitre sur lequel est ouvert un ouvrage.
Les bas-reliefs du piédestal sont chacun composés d’un cuir découpé gravé d’une inscription et, à l’exception de celui de la face antérieure qui porte seulement une dédicace à l’écrivain, encadré de personnages. L’un fait référence à son exercice de la médecine, l’autre figure les géants Gargantua et Pantagruel, les plus emblématiques et célèbres de ses personnages.
Bien qu’ayant élaboré des projets concomitants et analogues, les municipalités voisines de Tours et Chinon ont su opter pour une concurrence loyale. Les œuvres définitives sont si éloignées l’une de l’autre, aux niveaux structurel, technique et iconographique, qu’aucune n’a éclipsé l’autre, nous permettant ainsi d’appréhender les multiples facettes de l’écrivain humaniste.
Françoise Jouanneaux, chercheur au service Patrimoine et Inventaire de la Région Centre-Val de Loire
Pour en savoir plus sur la statuaire publique en région Centre-Val de Loire :
– Les dossiers d’inventaire sont disponibles sur le portail de diffusion du service Patrimoine et Inventaire.
– Chambrion Matthieu, «Statues dans la ville Un musée à ciel ouvert en Centre-Val de Loire », collection Cahiers du Patrimoine, n° 110, 2015.