Une commande de vitraux aux ateliers Lorin de Chartres par un curé de campagne exigeant et facétieux

Publiée le 5 octobre 2020

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L’église de Gy-les-Nonains (Loiret) conserve quatre vitraux réalisés par les ateliers Lorin de Chartres : trois commandés par le curé Alexandre Moreau en 1879 et 1894 et un sollicité par le curé Chaignon en 1886. Nous nous attacherons aux trois premières verrières, visibles dans les baies 1, 3 et 5 (nef nord). Malgré les deux dates de réalisation assez éloignées (1879 et 1894), ces trois œuvres sont pensées dès le départ comme une trilogie historique par le curé Moreau qui suit personnellement leur réalisation jusqu’en 1894 alors qu’il n’est plus le curé de Gy depuis juillet 18791 . Cette ténacité corrobore l’idée d’un projet d’ensemble et montre le caractère volontaire de ce curé, confirmé par le style direct des nombreux courriers qu’il adresse à Nicolas Lorin de 1879 à 1882 puis à sa veuve.

Le chevet de l’église Saint-Sulpice de Gy-les-Nonains (Loiret) (Loiret) © Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Thierry Cantalupo

Nous ne nous attarderons pas sur le thème des vitraux qui restituent trois moments importants de l’histoire religieuse de Gy-les-Nonains : la donation de la terre de Gy-les-Nonains par Louis le Débonnaire à sa sœur Rothilde pour y construire un monastère de son ordre, l’introduction par saint Aldric (archevêque de Sens) de la nouvelle colonie bénédictine amenée par l’abbesse Rothilde dans le couvent de Gy-les-Nonains, Monseigneur Dupanloup visitant en 1863 les sœurs garde-malades et enseignantes de la congrégation Sainte-Marie d’Angers auxquelles le Baron de Triqueti a offert la maison de Gy.

Ce qui paraît particulièrement intéressant ici, sont les courriers envoyés par le curé Moreau à l’atelier Lorin, correspondance conservée dans sa quasi-totalité2 et témoignant d’une commande exigeante conduite par un curé de campagne. Précise et directive, elle permet de découvrir de nombreuses problématiques soulevées par une commande de vitraux : le relevé des gabarits des baies, le choix de l’iconographie et sa mise en scène, la nécessité d’homogénéiser les verrières entre elles, la nature des bordures, le choix des tonalités et couleurs des vitraux, les portraits réalisés à partir de photographies, le traitement des arrières plans, la qualité des verres, des plombs et des ferrures, la place à donner aux donateurs, les inscriptions à placer sur les verrières, les délais de réalisation, le coût des vitraux et leur règlement, la livraison et la pose.

Dès le départ, le curé Moreau conçoit son projet comme un triptyque et exige une composition d’ensemble structurée : dispositions semblables (inscriptions et armoiries en bas, scène au centre et ange ou Dieu le Père en haut) et en miroir (« Je voudrais que le groupe de l’évêque fut de gauche à droite et celui de l’abbesse de droite à gauche. Ce serait le contraire dans la seconde fenêtre qui doit être placée dans le sanctuaire, le groupe royal serait de droite à gauche et le groupe de l’abbesse de gauche à droite« 3). Il précise bien que les trois baies sont visibles ensemble et que de ce fait elles doivent s’harmoniser entre elles : « je vous rappelle que ces trois fenêtres sont à côté l’une de l’autre, sur la même ligne et que l’œil d’un seul et même regard les embrasse« 4, « aménagez vos tableaux de manière à ce que les trois dessins paraissent sortir le même jour de vos ateliers« 5, « Il me semble donc qu’il serait disgracieux s’il y avait bigarrure, variété dans le placement des armatures, ce qui arriverait si les panneaux étaient de diverses grandeurs. C’est pour éviter ce désagrément bien qu’il soit fort problématique que je vous commande les trois verrières à la fois« 6 . En 1893, alors que la troisième verrière est en cours d’élaboration, il demande à la veuve Lorin de « baisser toute la scène afin de la mettre au point avec les deux autres« 7.

Cliquer pour agrandir. Vue d’ensemble des trois verrières (baies 5, 3 et 1, côté nord) de l’église de Gy-les-Nonains (Loiret) © Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Thierry Cantalupo

Le ton employé par le curé Moreau est direct. Il sait exactement ce qu’il veut et exige de voir des croquis des vitraux avant de commander : « Surtout je tiendrais à avoir un croquis de ces deux scènes pour voir si les différents éléments qui doivent les composer me conviennent « 8, « il est bien entendu que ce n’est pas votre carton que je vous demande mais une petite aquarelle ou un simple crayon de la grandeur d’une feuille de papier. Vos idées (…) suffisant pour me bien faire connaitre votre plan« 9.

Pour bien se faire comprendre, il n’hésite pas à établir des liens entre les scènes qu’il veut voir présenter dans ses vitraux et des scènes tirées des Évangiles : « Pour le vitrail de la donation (baie 1), je voudrais une scène champêtre (une variante ?) de Saint Louis rendant la justice sous le chêne de Vincennes« 10. Pour la baie 3, « j’imagine (…) la scène de l’Évangile où Il (Jésus) confie à Saint Pierre les clefs du royaume des cieux et la conduite de son église. Notre Seigneur cèderait sa place à Mgr Dupanloup (…), la houlette du bon pasteur deviendrait la crosse épiscopale. (…) Les agneaux ou brebis seraient eux-mêmes remplacés par trois petites filles de diverses grandeurs en costume de jour « 11.

Les courriers reflètent également les humeurs du curé Moreau : la colère lorsque Nicolas Lorin tarde à lui envoyer son travail (« Je ne suis pas content et je n’ai lieu de l’être« 12), l’humour (« Ne pourriez-vous pas aussi étendre un peu votre tapis, autrement nous aurions l’air d’avoir pleuré pour avoir un lambeau« 13, « votre ange (…) aurait l’air sans cela de faire de la gymnastique« 14) et même la flatterie (« le petit chef d’œuvre que j’attends de vous » , « votre petit bijou de verrière« 16).

Enfin, le curé Moreau fait part, à la livraison de ses verrières, de ses impressions et critiques à Nicolas Lorin. Pour le vitrail de Louis le Débonnaire par exemple (baie 1), il estime que « l’ensemble est plus que satisfaisant« 17 cependant il trouve qu’ »aucun des trois portraits n’a l’ombre même de ce que vous appelez ressemblance de famille« 18. En outre, il regrette « le malheureux plomb perpendiculaire que vous me faites prendre aux pieds de l’ange pour tomber sur la tête du baron et redescendre toujours pour couper en deux encore votre belle plaine« 19.

Dans la verrière 5 de l’église de Gy-les-Nonains (Loiret), la signature « Lorin Chartres » jouxte un riche tapis placé en bas de la verrière © Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Thierry Cantalupo

Au travers de tous ses courriers, le curé Moreau tente de répondre à sa façon aux nombreuses difficultés soulevées par une commande de vitraux, en tentant de concilier esthétique, contraintes techniques et diffusion d’un message fort (moral, religieux et historique).
Les verrières qu’il fait réaliser portent incontestablement la marque de sa personnalité, par le choix de l’iconographie et la manière dont celle-ci doit être restituée. Elles ne portent pas expressément sa signature mais il fait placer ses initiales (AM) en bas de la dernière verrière posée en 1894. On sait en outre qu’en 1882 Alexandre Moreau a fait placer son propre portrait dans une des verrières commandées à Lorin pour l’église de sa nouvelle paroisse à Outarville (Loiret).

Cliquer pour agrandir. Portrait du curé Moreau dans un vitrail de l’église d’Outarville (Loiret) réalisé par l’atelier Lorin en 1882-1883 © Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Thierry Cantalupo

Valérie Mauret-Cribellier, chercheur au Service Patrimoine et Inventaire, conduit l’étude du fonds d’atelier des peintres-verriers Lorin de Chartres depuis fin 2018.

(1)  Il est chargé de la paroisse d’Outarville (Loiret) à partir de juillet 1879.
(2)  Archives de l’atelier Lorin correspondances 1879 à 1894. 24 lettres du curé Moreau ont été retrouvées dont 23 pour l’année 1879. Les réponses de Nicolas Lorin au curé Moreau n’ont malheureusement pas été conservées. Les archives de l’atelier sont conservées aux Archives départementales d’Eure-et-Loir.
(3)  Archives Lorin courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 12 mars 1879.
(4)  Archives Lorin courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 31 mars 1879.
(5)  Archives Lorin courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin en juin 1879.
(6)  Archives Lorin courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 31 mars 1879.
(7)  Archives Lorin courrier envoyé par le curé Moreau à la Veuve Lorin en décembre 1893.
(8)  Archives Lorin courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 23 février 1879.
(9)  Archives Lorin courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 12 mars 1879.
(10)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 23 février 1879.
(11)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 31 mars 1879.
(12)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 3 mai 1879.
(13)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 10 mai 1879.
(14)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 10 mai 1879.
(15)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 18 mars 1879.
(16)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 11 juin 1879.
(17)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 8 décembre 1879.
(18)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 8 décembre 1879.
(19)  Archives Lorin : courrier envoyé par le curé Moreau à Nicolas Lorin le 8 décembre 1879.

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