La place du Martroi à Orléans est un lieu emblématique du centre-ville. Remontant à l’époque gallo-romaine l’une des portes d’accès à la ville fortifiée(1) y est construite à partir du milieu du 15e siècle. Puis, avec l’agrandissement de celle-ci, les fortifications sont repoussées au niveau des actuels mails et cet espace est inclus dans la ville à la fin du 15e siècle . Lorsqu’il se tourne vers le côté sud de cette place, le passant découvre aujourd’hui, de part et d’autre de la rue Royale, deux bâtiments de style néoclassique aux façades en pierre de taille et toitures d’ardoises. Il s’agit, à gauche, de la chambre de commerce et, à droite, de la Chancellerie(2).
Presque identiques, ces deux bâtiments possèdent un avant-corps central de trois travées et trois niveaux, surmonté d’un fronton triangulaire sculpté et d’une toiture en pavillon. De chaque côté de cet avant-corps, on observe également trois travées comprenant un niveau de baies en anse-de-panier au rez-de-chaussée, un étage noble éclairé de baies à arc en plein cintre, un étage attique aux fenêtres rectangulaires et un étage de comble aux lucarnes cintrées (arcs en plein cintre et segmentaires). Les deux ailes latérales sont couvertes de toitures à longs pans.
Au rez-de-chaussée, le décor est limité à la mise en œuvre de la pierre de taille sous forme de bossage continu en table. Au-dessus, les travées sont encadrées de pilastres courant sur les deux niveaux. Ceux-ci sont coiffés de chapiteaux ioniques à cornes, sans coussinet, décorés de chutes. Les baies, quant à elles, sont encadrées de chambranles moulurés, celles du premier étage présentant également des chapiteaux moulurés.
Les principales différences visibles à l’œil se situent au niveau des frontons triangulaires couronnant les avant-corps centraux. À l’est, celui de la chambre de commerce, dont le nom est inscrit en lettres d’or juste en dessous, est orné en son centre des armes de la ville, encadrées par deux allégories. La première à gauche semble incarner, sous les traits d’une femme, le commerce, notamment celui lié à la marine de Loire représenté par l’ancre et les voiles visibles au second plan. À droite, la figure allégorique est représentée sous des traits masculins et pourrait figurer l’industrie, comme le laissent à penser les rouages visibles à sa gauche. À l’ouest, le fronton de la Chancellerie est orné des armes du duc d’Orléans. Au jeu des sept différences, on observe aussi que le bâtiment de gauche n’a pas, comme son quasi-jumeau de droite, de souches de cheminée en brique de part et d’autre de sa toiture en pavillon.
Le passant ou le visiteur pourrait ainsi se méprendre à la vue de ces deux bâtiments et imaginer qu’ils appartiennent, comme leur style le laisse à penser, à l’architecture néoclassique du 18e siècle. L’amateur d’histoire se rappellera d’ailleurs qu’au milieu de ce grand siècle pour Orléans, la ville a été le théâtre d’un important chantier d’urbanisme : la création du pont royal et de la rue éponyme. Le bâtiment de la Chancellerie, ainsi que les trois travées de droite de son pendant oriental, datent d’ailleurs de cette importante campagne(3). Pourtant, l’avant-corps central de la chambre de commerce, copie quasiment conforme de celui de la Chancellerie, n’a été édifié, quant à lui, qu’un siècle plus tard et appartient donc à la période contemporaine.
Les matrices cadastrales(4) nous apprennent ainsi que celui-ci, construit par la Ville, est achevé en 1864. Après une recherche dans les procès-verbaux du conseil municipal d’Orléans, on découvre que la bourse de commerce a été édifiée pour 83 000 francs, afin de donner « un commencement de régularisation en cette partie » de la place du Martroi(5). Les délibérations de cette époque nous montrent que la mairie conduit dans les années 1850-1860 une politique d’achats et d’expropriations de bâtiments bordant cette place centrale de la cité afin de les mettre à l’alignement selon les plans établis dans la première moitié du 19e siècle.
Il ne s’agit bien que d’un « commencement de régularisation », car, en 1864, il manque encore trois travées pour obtenir un effet de symétrie complet avec le bâtiment de la Chancellerie. Comment en est-on arrivé alors au monument que l’on connait aujourd’hui ?
Il faut faire un nouveau bond en avant dans le temps, d’un peu moins de 100 ans. Juin 1940 : un bombardement allemand et les incendies provoqués par celui-ci conduisent à la destruction de près de 17 ha du centre-ville d’Orléans. La Chancellerie est presque intégralement détruite. Il ne reste que les façades en pierre de l’édifice, dont seule la principale est conservée, étayée pendant toute la durée de la guerre, puis restaurée après le conflit. De l’autre côté de la rue Royale, en revanche, les bâtiments sont endommagés, mais pas entièrement détruits, comme le montre la photo ci-dessus, datant de 1942.
Installée depuis 1901 dans le corps de bâtiment central construit par la Ville(6), c’est en fait la chambre de commerce qui est à l’origine de la création des trois dernières travées manquantes, celles qui donnent au monument l’aspect qu’on lui connait aujourd’hui. En effet, lors d’une séance tenue par cette institution le 26 juillet 1943, celle-ci a manifesté son intention d’acquérir des immeubles contigus à son hôtel place du Martroi : à l’ouest, celui situé à l’angle de la place du Martroi et de la rue Royale, ainsi que les numéros 25 et 27 à l’est. Le premier devait faire l’objet de simples aménagements intérieurs, tandis que les deux autres devaient être détruits afin de rebâtir un nouveau bâtiment.
A la suite des résultats à une enquête publique menée en avril 1944 et malgré des oppositions, venant principalement des professionnels installés dans les immeubles concernés par le projet, le conseil municipal émet un avis favorable à l’agrandissement du bâtiment lors de sa réunion du 19 mai 1944. Il demande toutefois un report du projet à la fin de la guerre. La Ville soutient le projet car elle y voit « une excellente occasion de supprimer les immeubles vétustes et inesthétiques qui flanquent l’hôtel actuel à l’est et de les remplacer par des bâtiments neufs construits suivant l’ordonnance architecturale qui sera adoptée pour la place du Martroi »(7).
On le comprend donc, c’est à l’occasion des travaux de reconstruction de la ville, entre 1954 et 1958, que l’agrandissement de la chambre de commerce est réalisé et les trois dernières travées ajoutées, afin d’obtenir une symétrie complète avec le bâtiment de la Chancellerie. Pour arriver à ce résultat, on a littéralement plaqué une façade de style néoclassique sur un bâtiment construit grâce à des matériaux et techniques modernes. En effet, si les façades situées à l’angle de la place du Martroi et de la rue Charles Sanglier sont en pierre de taille afin de respecter l’ordonnance architecturale(8) que les architectes de la Reconstruction ont dessiné pour cette place, la structure porteuse est, quant à elle, en béton.
L’inventaire du bâti de la Reconstruction de la ville d’Orléans(9), débuté en 2015, est toujours en cours. Il nous livrera sans aucun doute des informations complémentaires pour comprendre les partis-pris des décideurs et des architectes-reconstructeurs en ce qui concerne cette place centrale de la ville. Il reste notamment à étudier les documents relatifs à l’agrandissement de la chambre de commerce conservés à la Médiathèque de l’architecture et du patrimoine(10). Ceux-ci nous permettront d’en apprendre plus sur les arguments qui ont présidé au choix de créer cette architecture néoclassique et l’effet de symétrie, jusqu’ici inachevé du front sud de la place du Martroi.
Florence Cornilleau, chercheur au service Patrimoine et Inventaire de la Région Centre-Val de Loire
(1) Des vestiges de cet élément défensif sont toujours visibles aujourd’hui dans le parking souterrain situé sous la place.
(2) En France, sous la monarchie, la chancellerie est le lieu où travaille et/ou vit le chancelier, ou garde des sceaux (grand officier de la Couronne chargé, selon les époques, de l’administration de la justice et de la responsabilité de chef des Conseils du roi). À Orléans, ce bâtiment n’a jamais hébergé le chancelier de la Couronne. Cette dénomination lui a été donnée car, peu de temps après sa construction à l’initiative du duc d’Orléans, les archives du duché, jusque-là conservées au châtelet, y sont transférées.
(3) Les travaux sont réalisés à partir de 1751 sous la direction de l’ingénieur Robert Soyer et de l’inspecteur des ponts et chaussées Jean Hupeau.
(4) Archives municipales et métropolitaines d’Orléans. Série G : 4 G 684. Fiches auxiliaires cadastrales. Place du Martroi (1863-1984).
(5) Archives municipales et métropolitaines d’Orléans. Série D : 1 D 54. Procès-verbal du conseil municipal du 21 décembre 1864.
(6) Elle a quitté ses locaux de la place du Martroi en mai 2019, date à laquelle elle déménage au nord d’Orléans, dans le nouveau quartier Interives.
(7) Archives municipales et métropolitaines d’Orléans. Série D : 1 D 133. Procès-verbal du conseil municipal du 19 mai 1944 : avis à émettre, après enquête, sur un projet d’agrandissement de la Chambre de Commerce.
(8) L’étude étant en cours, il reste à déterminer l’influence exacte des architectes Hourlier et Pommier qui sont tous deux intervenus sur le dossier de la place du Martroi. D’autres sources citent également les architectes Ballu, Coursimault et Bazin sur le projet de la chambre de commerce.
(9) Opération inscrite dans le programme de recherche « Val de Loire et Reconstruction » qui a déjà donné lieu à la mise en ligne des résultats des études menées à Tours et Blois.
(10) La chambre de commerce est protégée au titre des Monuments historiques depuis 1937 (inscription), tout comme son pendant, la Chancellerie (arrêtés de classement datant de 1932 et 1941). Des dossiers sont donc conservés à la Médiathèque de l’Architecture et du patrimoine, notamment sous la cote 0081/045/0026 – Chambre de commerce – Correspondance : Reconstruction et agrandissement (1950) ; Ravalement de la façade (1954-1958). Ceux-ci ne sont pas accessibles en version numérique.