Durant les années 1880 l’atelier Lorin de Chartres, dirigé par Françoise Dian, veuve de Nicolas Lorin, surprend ses contemporains avec la réalisation d’une verrière aux dimensions exceptionnelles, le Char du Soleil. Présentée à l’exposition internationale de Nice en 1883-1884, la verrière (demi-lune de 12 mètres de diamètre) est considérablement agrandie en 1889 (22,60 m de diamètre) pour être placée dans la Galerie des Machines à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris.
En juillet 1883, c’est l’architecte Alexandre Sallé1 qui suggère à l’atelier chartrain, le sujet de la grande verrière à placer dans le palais de l’Exposition internationale de Nice (fig. 1) : « Apollon sur son char comme emblème du soleil de Nice2 » . Dès août 1883, l’œuvre prend le nom de Char du Soleil et représente Apollon3, au centre, debout sur un char entraîné par quatre chevaux fougueux conduits par les Heures (Dicé le printemps, Irène l’Été, Eunomie l’Hiver, Carpo et Thalatie l’automne). Le char se dirige droit vers le spectateur et les lignes de compositions divergent toutes depuis Apollon, comme les rayons du soleil. Ces caractéristiques octroient une grande dynamique à la scène encadrée d’un arc-en-ciel (fig. 2).
L’élaboration et l’exécution de la verrière du Char du Soleil sont le fruit d’un travail collectif au sein de l’atelier4 : cartons du peintre cartonnier Charles Crauk également directeur artistique de la Maison Lorin depuis le décès de Nicolas Lorin en 1882, peinture sur verre de Charles Revel, Léopold Michaut, Auguste Bosse et Herman Mesnard, poses effectuées par Eugène Philippe et Elambert en collaboration avec le peintre-verrier niçois Auguste Gruffat.
La prospérité de l’atelier Lorin au début des années 1880 a permis à celui-ci de disposer d’une main-d’œuvre suffisante et de supporter le coût important de l’exécution. La Veuve Lorin écrit à ce sujet à l’architecte Sallé en novembre 1883 : « Depuis deux mois tout mon personnel d’artistes est employé uniquement à la grande verrière d’Apollon. Mes ateliers, quoique très spacieux et les mieux agencés de toutes les maisons de peinture sur verre, sont à peine suffisants pour nous permettre de voir l’ensemble de cette immense page. Mes fours ne refroidissent pas tellement les cuissons se succèdent. C’est vous dire combien sont grands les frais d’exécution de ce travail colossal (…)5».
Le coût de la réalisation de la verrière du Char du Soleil nous est connu grâce à un document conservé dans le fonds d’archives de l’atelier Lorin6. Pour l’exécution de cette verrière de 63 m², l’atelier estime un coût de 6 276 F répartis en plusieurs postes dont les plus onéreux sont la réalisation des peintures sur verre (près de 33 % du coût total), celle des maquettes et cartons (près de 17 %) et l’achat du verre (11 %)7. Pour pallier une partie de ces dépenses, le Commissaire général de l’exposition de Nice accorde une indemnité de 2500 F alors que le vitrail demeure la propriété de l’atelier8.
En juin 1884, une tempête et des jets de pierre endommagent la verrière et il est décidé de la démonter et de tout réexpédier en caisses à Chartres. A cette époque, la Veuve Lorin insiste en vain auprès de l’architecte pour que la verrière soit acquise par la ville de Nice9.
Cinq ans plus tard, le Char du Soleil est considérablement agrandi par l’ajout d’une large bordure figurant les signes du zodiaque (fig. 3) pour être présenté à Paris sur la façade principale de la Galerie des Machines (face à l’École militaire) à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889. Les modifications et la mise en place sont réalisées sous la direction de l’architecte Ferdinand Dutert, auteur de la Galerie des Machines10. Pour cette installation, l’atelier Lorin rencontre de grandes difficultés, l’entrepreneur chargé d’exécuter le châssis en fer n’ayant pas suivi les mesures indiquées11.
Durant l’exposition de 1889, les dimensions exceptionnelles de l’œuvre surprennent les visiteurs. Ces proportions inhabituelles rendent toutefois la verrière particulièrement fragile ce qui lui vaut d’être endommagée en février 1892 par des coups de vent. A la suite de ces avaries, l’architecte Dutert demande qu’une armature plus rigide remplace la première jugée défectueuse12.
Lors des deux expositions, une médaille d’or est décernée au peintre cartonnier Charles Crauk pour la composition du Char du Soleil . Pour marquer ces évènements et en faire la publicité, l’atelier fait imprimer des cartons publicitaires figurant un dessin du vitrail en 1884 et en 188913 (fig. 4).
Le Char du Soleil marque suffisamment les esprits pour susciter la publication (ou des projets de publication14) dans plusieurs périodiques : Paris Touriste (projet pour décembre 1883), Paris Illustré (projet pour décembre 1883), « dans un journal d’Orléans » (projet pour avril 1884), le Figaro (projet en février 188915), l’Illustration (projet en avril 1889), l’Industrie Progressive (septembre 1889). Cependant, cet engouement est surtout suscité par les proportions extraordinaires de la verrière. Si, en 1889, les critiques reconnaissent des qualités à la composition de l’œuvre, ils estiment aussi que son exécution manque de « distinction »16, de vivacité et de modernité. Le numéro de la Revue des arts décoratifs consacré à l’exposition de 1889 rapporte à son sujet : « « Il est curieux de constater le retour à un passé lointain que nous indique la colossale verrière placée au centre de la galerie des Machines et due à M. Crauk, collaborateur de Mme Veuve Lorin de Chartres. Cet ouvrage représente le « Char du Soleil » ; il pourrait avoir été fait vers 1830, à la Manufacture de Sèvres, sous la direction de Brongniart. Le style des figures, les émaux dont cette immense surface de verre est couverte, la mise en plomb timide et rectangulaire, tout nous rappelle les productions de l’ancien établissement royal. Il y a là une somme assez considérable de talent dépensé pour obtenir un médiocre résultat et une verrière très fragile ressemblant à un beau store17».
L’atelier Lorin cède la verrière du « Char du Soleil » à l’État fin 1890 pour 15 000 F. L’œuvre demeure dans la Galerie des Machines jusqu’en 1907 au moins18 et a sans doute été déposée au moment de la démolition du bâtiment en 1909. Aujourd’hui, l’œuvre est considérée comme perdue.
Valérie Mauret-Cribellier, chercheur au service Patrimoine et Inventaire de la Région Centre-Val de Loire
1 Alexandre Sallé est l’architecte du palais de l’Exposition internationale de Nice en 1883-1884.
2 AM Chartres, fonds Lorin : 14 II 402 (carnet du chef d’atelier, mai à août 1883).
3 Il s’agit, en réalité, plutôt d’Hélios que d’Apollon, le premier (dieu du soleil dans la mythologie grecque) étant parfois confondu avec le second (dieu grec des arts, de la beauté masculine et de la lumière, associé lui aussi au soleil).
4 AM Chartres, fonds Lorin : non coté en 2023 : document non daté concernant le Char du Soleil et contenant différentes informations sur sa réalisation. Voir aussi les carnets du chef d’atelier (14 II 403 et 404).
5 AM Chartres, fonds Lorin : non coté en 2023 : courrier de la Veuve Lorin à l’architecte Sallé, 15 novembre 1883.
6 Le fonds Lorin est conservé aux Archives municipales de Chartres. La verrière porte le numéro de chantier 725.
7 AM Chartres, fonds Lorin : non coté en 2023 : document non daté concernant le Char du Soleil et contenant différentes informations sur sa réalisation.
8 AM Chartres, fonds Lorin : 14 II 403 : carnet du chef d’atelier août à décembre 1883.
9 AM Chartres, fonds Lorin : non coté en 2023 : correspondance envoyée par l’atelier de janvier à août 1884 : courrier adressé par la Veuve Lorin à l’architecte Sallé, début mai 1884.
10 AM Chartres, fonds Lorin : 14 II 416 à 421 : carnets du chef d’atelier 1888-1889.
11 AM Chartres, fonds Lorin : non coté en 2023 : correspondance envoyée par l’atelier de janvier à septembre 1889 : courrier adressé à l’architecte Dutert le 1er avril 1889.
12 AM Chartres, fonds Lorin : non coté en 2023. Correspondance entre l’atelier Lorin et l’architecte Dutert en 1892.
13 AM Chartres, fonds Lorin : 14 II 129 : correspondance reçue en 1889. Le carton publicitaire de 1889 est imprimé en 1000 exemplaires.
14 Il semble que peu d’articles aient été publiés en raison des coûts excessifs réclamés à la Veuve Lorin par les éditeurs. Le rédacteur en chef de la revue de « l’Industrie Progressive » négocie lui aussi longuement le prix de l’insertion dans ses pages. Il finit par convaincre la Veuve Lorin en lui proposant un troc : réaliser un petit vitrail en échange de la parution de l’article. Voir : AM Chartres, fonds Lorin : non coté en 2023 : courrier de la Veuve Lorin à M. Tournier de la revue l’Industrie Progressive daté du 7 septembre 1889.
15 Un journaliste du Figaro insiste auprès de la Veuve Lorin pour faire insérer dans sa revue un article sur le Char du Soleil mais celle-ci décline l’offre devant les conditions financières demandées. Voir AM Chartres, fonds Lorin : 14 II 129 : courriers des 14, 15, 19 et 22 février 1889 entre la Veuve Lorin et M. Duhamel du Figaro.
16 Exposition universelle internationale de 1889 à Paris, Rapports du Jury international publiés sous la direction de M. Alfred Picard, groupe III, Mobilier et accessoires, Paris, Imprimerie nationale, 1891, p 179.
17 Henri Bouchot, Le vitrail depuis cent ans et à l’exposition de 1889 » in : Revue des Arts décoratifs, tome X, 1889, numéro consacré à l’exposition de 1889, p 149.
18 Notice biographique sur Charles Crauk peintre », Paris, 1907.