« Quand une chapelle, une maison intéressante, un ouvrage ancien, sont menacés de destruction, des amateurs avertis, des gens de goût cherchent désespérément à le « sauver », d’autres se proposent d’en recueillir les débris ; rares sont ceux qui songent à fixer les caractéristiques et leurs images. », André Chastel1.
C’est face à ce constat qu’est créé, par le décret du 4 mars 1964, l’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Imaginé par l’historien de l’art André Chastel (1912-1991) et porté par le ministre d’État chargé des Affaires culturelles, André Malraux (1901-1976), ce nouvel outil de la politique patrimoniale française vise « à recenser, étudier et faire connaître toute œuvre qui, du fait de son caractère artistique, historique ou archéologique constitue un élément du patrimoine national »2. La création de cette mission à cette époque doit beaucoup au contexte qui est celui du patrimoine français depuis 1940. En effet, de nombreux édifices ont été gravement endommagés ou détruits du fait des bombardements de la Seconde Guerre mondiale. D’autres encore sont menacés dans le cadre de la lutte contre les îlots insalubres dans les centres anciens ou tout simplement par la pression immobilière liée à la crise du logement déjà importante avant-guerre et plus prégnante encore après celle-ci. Chastel et Malraux ont alors vu dans la création d’un Inventaire général national une solution pour éviter qu’à nouveau des objets patrimoniaux disparaissent, purement et simplement, sans laisser de traces. L’Inventaire général se voit ainsi confier la mission d’identifier les édifices et objets mobiliers relevant du patrimoine et de les étudier à des fins de connaissance. Il vise aussi à signaler les éléments les plus remarquables afin de favoriser leur protection, à permettre la prise en compte de ce patrimoine dans les politiques d’aménagement et à contribuer à sa valorisation.
Déjà anciennes3, les velléités de mettre en place un inventaire général du patrimoine à l’échelle de l’ensemble du territoire français aboutissent donc en 1964 avec la création d’une commission nationale chargée de définir précisément la méthodologie de cette entreprise de connaissance et d’organiser la mise en place d’instances régionales. Celles-ci, présidées par les préfets de région, étaient notamment responsables de la définition du programme de recherche et de la création des comités départementaux, lesquels s’appuyaient fortement sur les sociétés savantes locales et étaient principalement chargés d’établir la documentation préalable. Attachées aux commissions régionales, des équipes accueillant des professionnels aux profils variés et complémentaires – chercheur·e·s, photographes, dessinateurs·trices/topographes, personnels administratifs – étaient également constituées au sein de services, dits « secrétariat de la commission ». Le recours à l’image, qu’il s’agisse de relevés graphiques des édifices étudiés, de reproductions d’iconographies anciennes ou de campagnes photographiques réalisées in situ, est en effet jugé essentiel dans l’entreprise de connaissance imaginée par Chastel. De même, « l’enquête in situ, l’exploration du terrain, l’inspection topographique, la notion de territoire et l’analyse des lieux »4, mais aussi les recherches menées dans les fonds d’archives et dans les bibliothèques, constituent le socle du travail des chercheur·e·s.
Les dossiers établis par les différents professionnels de l’Inventaire démontrent la complémentarité de l’image – photographie ou relevé topographique – et du texte. Dès l’origine, la place de l’image est fondamentale et l’Inventaire du patrimoine ne saurait se concevoir sans elle. L’une et l’autre sont en effet porteurs de nombreuses informations sur l’objet d’étude. Ces dossiers sont également le reflet de l’important travail de normalisation produit par la commission nationale afin de permettre à l’Inventaire général d’être aussi national, favorisant les comparaisons sur une même typologie d’objets ou d’édifices d’une région à l’autre. Ainsi, dans les années suivant la création de cette nouvelle mission, des livrets de prescription ont été édités pour guider l’action des acteurs de l’Inventaire général en poste partout en France5. Un important travail a également été réalisé pour constituer des vocabulaires de référence (architecture, objets mobiliers domestiques, sculpture, etc.6) et des thésaurus hiérarchisés pour l’usage des chercheur·e·s. L’attention portée à la conception de ces outils méthodologiques, la place de l’image, le recours à des équipes professionnelles et à des moyens techniques modernes, tels que l’informatique très utile pour gérer un nombre important de données, ont probablement joué un rôle important dans la réussite de cette entreprise et son inscription dans le temps long. Le fait qu’il s’agisse d’une mission de service public y contribue également : relevant d’abord de la compétence de l’État, l’Inventaire général du patrimoine culturel est depuis 2004 une compétence obligatoire des Régions7.
En Centre-Val de Loire, la mission d’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France a vu le jour en 1972 avec la création, par l’arrêté du ministère des Affaires culturelles daté du 30 mai, de la « Commission Régionale d’Inventaire du Centre ». À sa création, elle est présidée par le préfet de Région, Francis de Graewe, qui s’appuie sur son vice-président, Jean-Martin Demézil, directeur des Archives départementales de Loir-et-Cher. Le secrétariat de la commission est alors composé de cinq professionnels : le secrétaire (ou chef de service), deux chercheurs, un photographe et une sténodactylo chargée du secrétariat. Leurs bureaux sont installés au sein de la cité administrative Dunois à Orléans avec ceux de la direction régionale des Antiquités historiques. En 1988, les agents rejoignent les autres services patrimoniaux de la direction régionale des Affaires culturelles dans l’ancienne manufacture de tabac d’Orléans. Au début des années 2020, les locaux du service régional de l’Inventaire sont toujours situés sur le site de la Manufacture.
Comme le prévoit l’organisation définie par la commission nationale, des comités départementaux doivent être mis en place. En Centre-Val de Loire, ils prennent la suite de comités départementaux de pré-inventaire qui avaient été constitués à partir des années 1966-67 en prévision de l’installation d’une commission régionale. Comme les seconds, les premiers fonctionnent essentiellement en s’appuyant sur des bénévoles appartenant à des sociétés savantes locales et des vacataires employés ponctuellement. La documentation préalable produite par ces comités départementaux constitue une part non négligeable des ressources mises à disposition du public. Les comités départementaux sont supprimés en 1983. Des conventions sont toutefois signées en 1986 avec deux départements conduisant à la création de deux services départementaux d’Inventaire (Indre-et-Loire jusqu’en 2002 et Cher jusqu’en 2008). Au cours des cinquante dernières années, des conventions de partenariat avec différents types d’institutions ont également été signées afin de mener des inventaires sur des territoires ou des thématiques précises8.
La première équipe du secrétariat de la commission régionale d’Inventaire du Centre est, quant à elle, rapidement renforcée à la faveur du lancement de la première opération de terrain sur le canton de Mennetou-sur-Cher (Loir-et-Cher). On y adjoint notamment deux enquêteurs vacataires pour faire le recensement sur le terrain et deux dessinateurs chargés d’effectuer les relevés d’architecture. Au fil des années, des agents avec de nouvelles fonctions ont rejoint l’équipe en charge de la mission d’Inventaire général. Ainsi la gestion de l’importante documentation constituée, d’une part, par le fonds du centre de documentation créé en 1978 et, d’autre part, par les dossiers, photographies et autres plans produits pour rendre compte des résultats de l’Inventaire, a conduit à la création de postes d’assistant·e·s de mise en forme des dossiers, de gestionnaires de données ou encore de documentalistes. De même, si la mise en valeur du patrimoine fait partie des tâches confiées dès l’origine à l’Inventaire (le « faire connaître »), le développement de missions liées à la valorisation a abouti au recrutement de nouveaux profils au fil du temps : graphiste, chargé·e d’exposition ou encore chargé·e du service éducatif. Enfin, en Centre-Val de Loire9 comme ailleurs en France, de nouveaux maillons de la chaine patrimoniale ont rejoint les équipes de l’Inventaire après la décentralisation, effective en 2007. On y trouve donc désormais également des chargé·e·s de mission responsables du suivi des dossiers de subventions aux acteurs locaux du patrimoine ou de la maîtrise d’ouvrage de monuments appartenant aux régions.
Depuis cinquante ans, l’ensemble de ces professionnels a contribué à la création de près de 20 300 dossiers d’inventaire d’édifices et d’objets mobiliers (disponibles en ligne10) ; 155 400 photographies de qualité professionnelle (230 000 en tout11) ; 2 300 dessins ou cartes ; 351 mètres linéaires de documentation sur le patrimoine régional (dont les dossiers d’inventaire en format papier et plus de 8 000 références bibliographiques). Ils ont également produit 73 ouvrages dont une collection jeunesse, des dizaines d’articles scientifiques12, 45 expositions et des centaines de conférences, de visites commentées et autres actions pédagogiques pour valoriser le territoire. Ces dernières années, les habitants de la région ont également été associés à des projets menés par les professionnels de l’Inventaire. Ainsi, l’opération « Mon Cher canal », une découverte photographique du canal de Berry avec des jeunes en situation de handicap mental, a donné lieu à une exposition collaborative et itinérante. À partir de 2022, les habitants de la Beauce sont aussi encouragés à contribuer à l’étude des fermes historiques de leur territoire. Enfin, à l’occasion du cinquantenaire de l’Inventaire, une opération d’indexation participative en ligne d’un fonds photographique sur le patrimoine de la Touraine est organisée.
Pour marquer cet anniversaire, nous vous proposons également de découvrir 50 ans d’Inventaire en 50 photographies, dont certaines sont inédites, et d’en apprendre plus sur le patrimoine régional et les travaux menés depuis cinquante ans sur la rubrique dédiée de notre site Internet13.
« Les hommes qui recouvrirent le tympan d’Autun ne le voyaient pas, du moins en tant qu’œuvre d’art. Pour que l’œuvre soit inventoriée, il faut qu’elle soit devenue visible. Et elle n’échappe pas à la nuit par la lumière qui l’éclaire comme elle éclaire les roches, mais par les valeurs qui l’éclairent comme elles ont toujours éclairé les formes délivrées de la confusion universelle. Tout inventaire artistique est ordonné par des valeurs, il n’est pas le résultat d’une énumération, mais d’un filtrage », André Malraux14.
Florence Cornilleau, chercheure au service Patrimoine et Inventaire de la Région Centre-Val de Loire
(Cet article a bénéficié de la relecture et des apports de Marie-Amélie Guichard, Martine Lainé, Claude Quillivic, Florence Vassal et Sophie Vivier.)
1 Cet argumentaire est d’abord exposé dans un rapport ayant donné lieu à la publication d’une plaquette : L’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France[CF1] [en ligne]. Paris : Imprimerie nationale, 1964, p.13. Accès Internet : <URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02390614/document>
2 Ibid., p.17.
3 Voir notamment le texte de Xavier de Massary intitulé « Les inventaires avant l’Inventaire » dans MASSARY, Xavier (de). COSTE, Georges. VERDIER Hélène. Principes, méthode et conduite de l’Inventaire général du patrimoine culturel [en ligne]. Paris : Ministère de la Culture et de la Communication, 2007, p. 203. Accès Internet : <URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02270782/document>
4 CHASTEL, André. L’Inventaire général des Monuments et des Richesses artistiques de la France. Revue de l’art, 1984, n°65, p.5.
5 Pour consulter la liste des livrets de prescriptions, voir MASSARY, Xavier (de). COSTE, Georges. VERDIER, Hélène. Op. cit., p.171. Parmi les prescriptions rédigées à l’époque, on trouve la définition du champ chronologique d’intervention de l’Inventaire général. À l’origine, celui-ci s’intéresse principalement aux œuvres (architecture et mobilier) créées entre le 5e siècle ap. J.-C. et 1850. La borne supérieure a été ramenée à trente ans avant le lancement de l’étude par la suite. Concernant le mobilier, il s’agit principalement des objets appartenant à des institutions publiques, hors collections des musées. Ponctuellement, il arrive que des collections privées fassent aussi l’objet d’études.
6 Voir la collection « Vocabulaires » des éditions du patrimoine (https://www.editions-du-patrimoine.fr/Librairie/Vocabulaires).
7 Depuis la loi relative aux libertés et responsabilités locales du 13 août 2004 (article 95).
8 Ces partenariats feront l’objet d’un prochain article dans le cadre de la célébration des[CF2] cinquante ans de l’Inventaire général en Centre-Val de Loire.
9 La Région Centre-Val de Loire est propriétaire du château de Chaumont-sur-Loire depuis 2007.
10 L’ensemble des notices est versé sur les bases de données nationales, en accord avec les termes de la loi de 2004. Elles sont accessibles par le biais du portail POP. Les dossiers nativement électroniques produits à partir du milieu des années 2000 sont également disponibles, dans leur totalité, sur le site « Patrimoine en Région Centre-Val de Loire ».
11 Une base de données en ligne permet de consulter une grande partie de ce fonds.
12 Des nouvelles des recherches en cours sont aussi publiées plusieurs fois par an sur le site Internet de l’Inventaire en Région Centre-Val de Loire.
13 Cet article est, en effet, le premier d’une série de huit qui seront publiés en 2022.
14 L’Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France. Paris : Imprimerie nationale, 1964, p.5.