A propos du portrait qu’il avait fait de Gertrude Stein, Picasso dit à ceux qui s’étonnaient du peu de ressemblance avec son modèle : « vous verrez, elle finira par lui ressembler ». Les photographes de l’Inventaire général du patrimoine culturel ne sont pas Picasso. Ils ambitionnent de montrer le Patrimoine tel qu’il est. Pourtant, les principes qui président à la réalisation de leurs clichés, confèrent à cette vaste collection d’images, une certaine étrangeté. En période de confinement, les rues de nos villes, les monuments, les lieux publics « ont fini par ressembler » tout-à-fait à leurs photos.
Depuis bientôt cinquante ans, les photographes de l’Inventaire général du patrimoine culturel réalisent, en région Centre-Val de Loire, des clichés destinés à alimenter les études menées par les chercheurs, constituant ainsi le plus important fonds photographique dans le domaine du patrimoine, fort de plus de 200 000 images !
Ces clichés participent d’abord à la constitution des dossiers d’Inventaire et doivent répondre à ses exigences précises : respect des volumes, des formes et des couleurs tels qu’ils se présentent à nos yeux, en évitant toute surinterprétation personnelle, toute tentation esthétisante.
De fermes en châteaux, de chapelles en cathédrales, de jardins en immeubles, d’impasses en avenues, ces photographies proposent, ce faisant, un inventaire étendu de l’ensemble des territoires de nos régions, le plus conforme à l’idée que chacun se fait de la « réalité ».
Or, si les méthodes dictées par les normes et préconisations techniques contribuent à façonner un « style » photographique propre à l’Inventaire, il est une constante qui, par-delà les années et les évolutions des pratiques photographiques, marque cette collection d’images. Une étrangeté qui ne frappe pas d’emblée mais qui finit par s’imposer à l’observateur : les photos de l’Inventaire offrent la vision d’une France dépeuplée !
En effet, nul être humain, pas même un chat ou quelque oiseau ne vient animer de vivant ces photos qui se veulent pourtant, des témoignages de vérité ! Quelles impérieuses nécessités obligent les photographes de l’Inventaire général du patrimoine à éradiquer, avec parfois beaucoup de difficultés, toute capture de ces vies qui peuplent d’ordinaire nos environnements ?
Car il n’est pas facile d’éviter de saisir les touristes en même temps que le monument qu’ils visitent. Photographier la façade d’un immeuble d’une rue passante sans immortaliser par là-même les piétons demande d’user de quelque astuce et de patience.
En 1838, Louis Daguerre, photographiant à Paris, un boulevard grouillant de circulation, nous donnait, alors involontairement, une solution technique. Les temps de pose, à cette époque très longs, ne permirent pas de figer les nombreux déplacements de la foule. Mais pourtant, une silhouette résista à la faille technique de la photographie naissante : un homme qui, se faisant cirer les souliers, est resté suffisamment longtemps immobile. Le daguerréotype du Boulevard du Temple restera alors pour la postérité, comme le premier enregistrement photographique d’un être humain !
Le daguerréotype Boulevard du Temple nous donne ainsi une piste…
La photographie, désignée dès l’origine de l’Inventaire général du patrimoine comme le medium le plus à même de décrire objectivement une œuvre, est, à ce titre, un élément indispensable à la constitution d’un dossier. Il n’en demeure pas moins que toute photographie, fut-elle documentaire, porte en elle un message qui ne peut échapper totalement à une part de subjectivité. Celles de l’Inventaire se veulent, avant tout, descriptives de l’œuvre photographiée et ne s’attachent exclusivement qu’à cette dernière. La lisibilité doit être maximale, les formes bien comprises et une définition propre à laisser le moins possible d’éléments dans l’ombre ou le flou sera adoptée. Exit donc, dans la mesure du possible, ce qui peut perturber la lecture de l’objet ou en cacher une partie.
Tout élément interposé dans le champ entre le spectateur et l’objet photographié, s’il n’est pas inscrit dans un temps long (comme un arbre ou du mobilier urbain, par exemple), peut présenter un obstacle évitable à la bonne lecture du sujet. Il suffit d’attendre qu’il se déplace !
On ne s’attardera pas ici sur les questions de droits à l’image des passants immortalisés, fussent-ils dans l’espace public, ni sur des considérations techniques. Comme celles, par exemple, qui rendent difficilement conciliables le besoin, toujours dans un souci de lisibilité maximale, de netteté de l’image du près au lointain (ce que le jargon du photographe désigne par profondeur de champ) et la brièveté du temps de pose que requiert, pour le figer, un sujet en mouvement.
Une raison de l’absence de l’Homme sur les photos de l’Inventaire tient probablement, pour une bonne part, à son égocentrisme. Même absent, il se cherche dans les formes les plus abstraites (nuages, tache sur un mur, papier peint…) et, a fortiori, lorsqu’il est présent, il attire à lui l’attention principale.
Daguerre, en choisissant son cadre, croyait faire la photo du boulevard du Temple. Une toute petite silhouette, dérisoire et pas très nette, suffit à s’imposer et conférer au document sa place particulière dans la postérité.
De devant la cathédrale de Chartres, ôtez mentalement le personnage en gilet orange. Le sujet de la photo s’impose et le portail nord justifie pleinement la prise de vue. Réintroduisez à présent notre personnage. Sa présence, pourtant minuscule face à la magnificence du décor, attire irrémédiablement à elle les regards et, sans éclipser tout-à-fait le monument, s’impose. L’homme, en captant une partie de l’attention, en perturbe assurément la lecture. Devant toute photographie, nonobstant son sujet, l’œil du spectateur suit un cheminement inconscient donné par le cadrage, la composition, la couleur. La présence humaine, si elle existe, est toujours la première étape de ce parcours et cette position privilégiée dans la narration que construit le regard, en influence inévitablement l’interprétation. L’image n’est plus neutre. L’historien de la photographie Michel Poivert va même plus loin dans son ouvrage La photographie contemporaine (1) en réfutant toute possibilité de neutralité dans la photo fut-elle documentaire. Et d’ajouter qu’elle est d’autant moins neutre qu’elle est habitée par une présence humaine. A Chartres, l’image ne « raconte » alors plus seulement le monument mais, pourquoi pas, l’éphémère vie de l’Homme face au temps des cathédrales, le poids de la religion sur nos vies misérables, la solitude, l’humilité, les bâtisseurs et ceux « qui ne sont rien » … Que sais-je encore ? Or, la photo de l’Inventaire ne souffre pas de littératures et des multiples interprétations qui l’éloigneraient de son sujet exclusif : le patrimoine !
A contrario, il est rare qu’un élément patrimonial photographié fasse oublier la présence humaine. Martin Parr est un photographe documentaire britannique. En 1995 il publie un travail sur le tourisme international (2). Dans les lieux les plus touristiques à fort intérêt patrimonial, il capte des touristes se mettant en situation devant les monuments. Plus le monument est célèbre ou imposant et plus les comportements humains sont mis en exergue et dominent l’image au détriment du site !
Les jardins de Villandry suscitent, à n’en pas douter, intérêt et force commentaires. Que des touristes pénètrent le cadre de la photo et celle-ci sortira du champ du dossier d’Inventaire pour prendre plus volontiers place dans celui de la sociologie. On ne parlera plus seulement d’ordonnancement de végétaux, de dessin de jardin, de terrasses surplombantes mais on s’amusera probablement à voir, en gigogne, la photographie des pratiques photographiques du XXIème siècle. Face à la magnificence du jardin, il y a l’homme qui le cadre, la dame qui y interpose sa famille et la jeune fille qui lui tourne le dos pour SE prendre en selfie et tous utilisent un téléphone pour photographier. Les trois attitudes s’imposent au spectateur, tout comme l’homme se faisant cirer les souliers Boulevard du Temple en 1838.
Ainsi, soucieux de maitriser son interprétation, le photographe d’Inventaire évite soigneusement les éléments secondaires qui peuvent brouiller la lecture de l’image.
Alors, l’Homme n’a-t-il définitivement pas droit de cité dans la représentation d’une France de l’Inventaire général du patrimoine qui préfigure et perpétue l’image d’un pays en état de confinement permanent ? Pas si sûr !
La photo d’Inventaire s’inscrit dans le temps dans lequel elle est effectuée et ne doit pas chercher à éliminer de son champ, les éléments de modernité qui environnent l’œuvre à laquelle elle s’attache. L’Homme, par ses tenues vestimentaires peut présenter, à l’instar de tout autre accessoire ou élément de décor, un marqueur temporel. Il peut aussi apporter une notion d’échelle que l’on ne trouve pas nécessairement dans les dossiers. Enfin, il n’est pas impensable que l’Inventaire, qui étudie le patrimoine culturel, matériel, veuille introduire parfois, sur ses images, les acteurs même de ce patrimoine.
Loin d’être une discipline figée, la photographie d’Inventaire du patrimoine questionne en permanence ses pratiques et, depuis ses origines en 1964, elle a évolué dans sa forme autant que dans ses techniques. L’apparition de nouveaux sujets d’étude a déjà un peu fait fléchir la volonté originelle de ne pas montrer d’être humain. Ainsi, dans les années 1980, l’inventaire du patrimoine industriel, avec la nécessité d’introduire, dans l’étude, les gestes et pratiques professionnelles, lui a entrouvert un espace. Plus largement, les restaurateurs, les conservateurs, les jardiniers les propriétaires pourront peut-être un jour, faire leur apparition sur les photos de l’Inventaire général du patrimoine culturel ?
(1) La Photographie contemporaine, Michel Poivert, Flammarion, 2002 ; nouvelle édition revue et augmentée, 2010
(2) Small world / Petit monde, Martin Parr, Dewi Lewis Publishing. 1995
Thierry Cantalupo, photographe au service Patrimoine et Inventaire de la Région Centre-Val de Loire.