Ce poisson à l’origine du patrimoine stagnustre de la Brenne…

Publiée le 21 décembre 2023

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Dans vos viviers, dans vos étangs,
Carpes, que vous vivez longtemps !
Est-ce que la mort vous oublie,
Poissons de la mélancolie.

(Guillaume Apollinaire)

Un étang au milieu des bois avec sa bonde
Etang Pennetier (Vendoeuvres, Indre) © Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Thierry Cantalupo

Espèce commune de nos rivières et de nos plans d’eau, la carpe est considérée à tort comme un poisson autochtone. Son introduction, qui remonte en France au Moyen Age, a contribué à l’émergence de nouvelles pratiques aquicoles et à la multiplication de structures vidangeables, les étangs, construites pour l’y élever.

En Centre-Val de Loire, ce patrimoine de l’eau retenue est remarquablement représenté en Sologne et aussi en Brenne où le Service Patrimoine et Inventaire a engagé, en collaboration avec le Parc naturel régional de la Brenne, une opération thématique afin de le valoriser.

La carpe fait son apparition au 13e siècle dans les sources textuelles françaises (et certainement aussi dans les assiettes puisqu’elle n’a pas été identifiée par les archéologues parmi les dépôts culinaires des siècles précédents). Décrite par les encyclopédistes de l’époque, elle est citée dans les ordonnances royales du marché de Paris à partir de 1258. Au 14e siècle, sa présence semble banale dans la Seine et la Somme. Elle peuple déjà les étangs de l’est de la France, en Champagne, en Savoie, en Bourgogne, dans la Dombes et le Forez. Elle est aussi mentionnée en Sologne et plus tard en Brenne. Au 15e siècle, la pêche et la consommation de carpe, tout particulièrement dans les banquets des élites, sont attestées dans quasiment toute la France.

Manuscrit enluminé avec un dessin de carpe
Miniature figurant une carpe (De natura rerum, 13e siècle) © Base de données Enluminures, ministère de la Culture

Mais d’où vient-elle au juste ? Pas d’aussi loin qu’on l’a parfois pensé. La carpe commune européenne (Cyprinus carpio carpio) est une eurasienne, la plus occidentale des trois sous-espèces du cyprinidé. Elle provient d’un ancêtre sauvage inféodé aux cours d’eau irriguant les Mers Noire, Caspienne et d’Aral. Celui-ci aurait colonisé la partie orientale du bassin du Danube où il se serait trouvé isolé suite à la montée de la salinité des eaux de la mer Noire il y a environ 7500 ans. Ce n’est qu’au cours du Moyen Age qu’elle est déplacée par l’homme et progressivement diffusée en Occident pour finalement arriver en France vers le 13e siècle.

La carpe fait son entrée dans une société médiévale occidentale soumise à l’autorité spirituelle de l’Église chrétienne qui exige des populations des périodes de jeûne durant lesquelles la consommation de viande est proscrite. Un calendrier particulièrement contraignant pour les classes les plus pauvres impose jusqu’à 166 jours maigres par an. Aussi avec l’augmentation des populations urbaines des 12e-13e siècles, le poisson devient un bien de consommation recherché.

Au sein des métiers de la poissonnerie, la concurrence est rude entre produits de la mer et ceux issus des rivières. D’un côté la « marée » augmente sa production par une pression de pêche de plus en plus forte, de l’autre le prélèvement en rivière, déjà soumis à une réglementation seigneuriale, n’est plus capable de subvenir à une demande croissante. Afin d’y remédier, des retenues artificielles d’eau douce (des enclos d’élevage) sont construites et se généralisent dans un but piscicole.

Vue aérienne d'un étang
Etang médiéval de Bignotoi (Migné, Indre) © Olivier Denux – Denux productions

Ces marchés concurrents sont tous deux confrontés au problème de la distribution des produits. Le poisson est une denrée dont la périssabilité transforme son commerce en une course contre la montre. Ainsi, le poisson marin, mort dès sa pêche, est distribué frais dans une limite extrême de 150 à 180 km depuis les côtes. Au-delà, dans l’intérieur des terres, ce sont les produits des étangs et des rivières qui se substituent à la « marée » fraiche. Mais selon la coutume sanitaire, le poisson d’eau douce, encore plus corruptible que son cousin marin, doit être transporté et vendu vivant au consommateur, très souvent un habitant des villes.

En général, les transports s’effectuent par voie de terre à bord de charrettes ou à dos d’équidé. A partir des 13e/14e siècles, des régions entières commencent à se couvrir de retenues d’eau afin de pratiquer l’élevage spéculatif du poisson. En France, c’est le cas par exemple de la Sologne, de la Dombes et de la Brenne où cette révolution piscicole, si elle témoigne de la croissance de la demande urbaine en denrées de consommation, semble avoir été fortement facilitée par l’arrivée de la carpe danubienne. Sa prolificité, son grégarisme, sa faculté d’adaptation, sa capacité de croissance, sa plasticité phénotypique (sa domestication l’a fait changer d’aspect, parfois même perdre ses écailles !) et sa robustesse exceptionnelle en font une espèce idéale à élever en étang mais aussi à commercialiser. Dès le Moyen Age, son élevage sert d’ailleurs de modèle piscicole au point de conduire très vite à une amélioration de la pratique appelée la pisciculture en étangs spécialisés.

Au cours de sa croissance qui s’étend sur plusieurs années, la carpe est placée dans des étangs successifs où elle atteint un stade de développement spécifique qui peut être contrôlé : l’étang d’alevinage produit ainsi des alevins, celui de croissance de jeunes carpes (le nourrain) et celui d’engraissement (ou d’embouche) le poisson marchand où il est pêché par vidange complète de la retenue d’eau.

La résistance remarquable de la carpe au transport tout particulièrement par voie terrestre (souvent à sec) explique en grande partie son succès auprès des poissonniers. Elle est le seul poisson dont l’auteur du Mesnagier de Paris (14e siècle) vante la facilité de transport : « Se vous voulez porter une carpe vive par tout ung jour, entortilliez la en foing moullié et la portez le ventre dessus, en la portant sans luy donner air ; c’est assavoir en bouges ou en sac ».

Du fait de son aptitude à être acheminée vivante sur d’assez longues distances, elle a sensiblement étendu l’aire de distribution des produits de l’étang et, de ce fait, permis à certaines régions, peu aptes à l’agro-pastoralisme conventionnel, de se tourner vers l’élevage du poisson d’eau douce.

Durant son transport, la carpe de Brenne peut reprendre des forces dans des viviers-relais jalonnant la route qui la mène de l’étang où elle a grandi à la ville où elle sera vendue. C’est ainsi que les voitures de poisson atteignent dès le Moyen Age des destinations urbaines comme Châteauroux, Poitiers et même Tours à l’occasion notamment de foires de Carême.

« C’est la carpe qui a fait la Brenne ! » a-t-on déjà entendu. Certainement. Elle a donné sa raison d’être à l’étang et à toute la région piscicole. Son impact social s’est traduit par l’endiguement massif de l’hydrographie locale et la mise en œuvre de pratiques rurales inscrites depuis peu au Patrimoine culturel immatériel national. Les principes de la pisciculture n’ont guère évolué depuis le Moyen Age et la carpe demeure en tonnage toujours la principale ressource des étangs de Brenne même si d’autres espèces de poisson lui sont aujourd’hui préférées.

gravure
Charrette à transporter les carpes marchandes hors d’eau (Manuel des étangs, Rougier de la Bergerie, 1819)

Si le goût des Français pour la carpe semble s’être atténué au cours du temps, elle est encore et toujours le poisson roi de l’Europe centrale où l’on ne peut envisager Noël ou Pâques sans elle1. Ne dit-on pas en Allemagne que tout·e véritable maître·sse de maison doit servir une carpe en fin d’année à sa famille pour ne pas manquer de réussite dans le cours de l’année suivante ?

A bon dégustateur…

Renaud Benarrous, chercheur associé du Service Patrimoine et inventaire, chargé de mission de l’inventaire de l’architecture rurale du Parc naturel régional de la Brenne

 

Frites de carpe servies à l’espace de restauration de la Maison du Parc de la Brenne (Rosnay, Indre) © Région Centre-Val de Loire, Inventaire général, Thierry Cantalupo

1Insolite : la carpe, un poisson qui « se balade » dans les rues de Prague en décembre. Site Prague secrète. 17 décembre 2017, [consulté le 21 décembre 2023]. Disponible sur https://prague-secrete.fr/insolite-carpe-prague-en-decembre

Pour en savoir plus sur les étangs de la Brenne, leurs usages piscicoles et les autres, vous pouvez consulter :

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