Si des exemples de cités ouvrières1 élevées au cours du XIXe siècle en France sont maintenant bien connus comme Menier à Noisiel (Seine-et-Marne) ou Schneider au Creusot (Saône-et-Loire), la commune de Champigny-en-Beauce, située entre Blois et Vendôme, offre un rare exemple de cité agricole, construite sur le modèle d’une petite cité ouvrière mais destinée à loger des ouvriers agricoles et non ceux des usines.
Au cours du XIXe siècle, l’essor des usines et des voies de transport (voies ferrées, canaux) près desquelles elles s’implantent pousse progressivement la population des campagnes vers les faubourgs urbains. C’est dans le contexte d’un exode rural qui s’intensifie et avec la volonté de le freiner qu’est construite la cité de Champigny-en-Beauce, à l’initiative de François Philibert Dessaignes.
Né à Vendôme, François-Philibert Dessaignes fait des études de droit à Paris où il acquiert une étude et exerce la profession de notaire de 1832 et 1850. Propriétaire du domaine de la Fontaine et de terres à Champigny-en-Beauce, il est élu député du Loir-et-Cher entre 1846 et 1848 puis exerce les mandats de maire de Champigny de 1859 à 1870 puis de 1878 à 1897. Il finance personnellement la création d’un nouveau cimetière en 1860 puis il fonde, en 1865, un asile destiné aux vieillards pauvres, anciens paysans, appelé asile des Deux-Frères. Il adhère en 1873 à la Société des agriculteurs de France qui regroupe d’importants propriétaires fonciers désireux d’allier progrès agricole et progrès économique, soutien aux initiatives de développement, contrôle social et moral de la population paysanne. Installé au château de la Fontaine près de la ferme du même nom, il ne quittera plus Champigny où il réalise, avec la construction ex nihilo de la cité agricole, l’œuvre de sa vie.
Après qu’une réserve foncière suffisante ait été créée avant 1870, les premières constructions de maisons débutent en 1872 ; en 1876, on en compte 9, puis 34 en 1889 et 38 à la mort de F.- P. Dessaignes en 1897, date à partir de laquelle la cité ne s’agrandit plus. Elle s’étend au nord-ouest du bourg ancien, d’abord le long d’un axe rectiligne structurant : la rue de la Cité, large de 8 mètres et longue de 235 mètres, bordée de trottoirs, à laquelle vient ensuite se greffer un axe perpendiculaire, la rue des Tilleuls. Longue de 141 mètres et large de 10 mètres elle s’élargit jusqu’à à 22 mètres pour prendre l’aspect d’une place. Les architectes du projet sont vraisemblablement2 Félix Duchâtelet, architecte à la ville de Paris qui conçoit le château de la Fontaine, et son gendre Georges Balleyguier qui deviendra architecte en chef des Monuments historiques en 1913.
Au total, 6 maisons jumelles, 12 maisons seules, 3 maisons de plus petite culture, 2 maisons de petit ménage avec une vache et 4 maisons de veuves d’ouvriers agricoles sont construites ; la cité comprend également une maison de régisseur, une maison bourgeoise pour un médecin, une autre pour un vétérinaire ainsi qu’un bureau de poste et une boulangerie. Les logements sont loués mais chaque locataire a la possibilité d’acheter la sienne. En 1891, 120 personnes habitent la cité tandis que la population de la commune est d’environ 800 habitants.
Régulièrement espacées, les maisons alignent leurs pignons perpendiculairement à la rue. Construites sur cave en moellons calcaires recouverts d’un enduit à la chaux, elles sont éclairées par des fenêtres peu nombreuses mais suffisamment hautes et larges, encadrées en brique. Leurs toits à longs pans sont couverts en tuile mécanique provenant de Montchanin (Saône-et-Loire) d’où dépassent les souches de cheminée en brique. Les tuiles de rive sont moulées et constituent les rares surfaces ornées. Les maisons situées à l’angle de deux rues présentent un pan coupé surmonté d’une trompe3.
Le plan métrique de la cité agricole, présenté à l’Exposition universelle de 1889, est accompagné d’une notice dont voici un extrait :
« […] Comparées aux habitations des communes voisines, composées uniquement d’une seule chambre où père, mère et enfants de tous âges et de tous sexes sont accumulés, où l’aération est insuffisante, où les eaux ménagères, les fumiers et les purins infestent le sol sur lequel repose l’habitation. Faire le contraire de tout cela, tel a été le but que s’est proposé le fondateur de la cité agricole de Champigny-en-Beauce. […] Les maisons de Monsieur Dessaignes sont des véritables modèles. Chacune d’elles se compose d’une chambre à coucher et d’une cuisine. Un escalier permet de monter facilement à un grenier spacieux ; une petite cave voûtée existe sous la maison. Les dépendances sont : une écurie, une étable, une petite grange, un toit à porcs, un poulailler et un jardin. […] L’eau est fournie par les puits, à une distance de deux mètres du sol. »
La cité d’ouvriers agricoles de Champigny place la cellule familiale au centre de l’organisation sociale, d’où découlent les choix de construction des maisons auxquelles un jardin est toujours associé. La configuration des maisons est spécifiquement pensée pour prendre en compte l’amélioration de l’hygiène et pour s’adapter à la fois à la taille du foyer et aux nécessités du monde rural ; ainsi une grange et/ou une petite étable ainsi qu’un toit à porcs et un poulailler sont adjoints aux maisons jumelles. En revanche, l’habitation destinée aux veuves en est dépourvue mais un escalier (et non une échelle) dessert le comble.
Certes modeste, la cité de Champigny ne rivalise pas avec les grandes cités ouvrières édifiées au cours du XIXe siècle. Cependant, son ambition initiale visant à maintenir sur place la population rurale en proposant aux ouvriers agricoles une adaptation des fonctions de la ferme concourt à l’originalité de cette création architecturale et urbanistique. Par ailleurs, en offrant plusieurs modèles de construction, similaires dans leur but mais adaptés à la fonction sociale de ceux qui l’habitent, on a pu considérer que « la cité de Champigny préfigure le modèle pavillonnaire du XXe siècle »4. Aujourd’hui, le plan de la cité reste parfaitement lisible même si de nombreuses modifications ont été apportées aux logements.
Martine Lainé, chercheur au service Patrimoine et Inventaire de la Région Centre-Val de Loire
1Cité ouvrière : Lotissement concerté d’habitat ouvrier, généralement mono-familial. Un lotissement concerté est un « ensemble accompagné de servitudes déterminant l’aspect architectural des bâtiments, ou intégrant la construction par un même investisseur des bâtiments sur les lots selon un ordonnancement commun. » Définitions tirées de : ministère de la Culture et de la Communication, Mission de l’Inventaire général du patrimoine culturel. Thésaurus de la désignation des œuvres architecturales et des espaces aménagés. Coll. « Documents et méthodes » n°7, 2013.
2Aucun des plans retrouvés n’est signé ; l’attribution repose sur un article de presse paru dans « L’Avenir » le 29 juin 1907 citant M. Balleyguier « gendre de M. Duchâtelet, architecte du château et de la cité agricole de Champigny ».
3Petite voûte formant support sous un ouvrage ou sous un pan de mur en surplomb et permettant un changement de plan (PEROUSE DE MONTCLOS, Jean-Marie. Architecture, méthode et vocabulaire. Paris : Editions du patrimoine, 2009).
4CAUE 41. La cité agricole de Champigny-en-Beauce, p. 33.
Références bibliographiques :
– BAKER, R. H. Alan. Le paysage rural, héritage socio-culturel : la cité agricole de Champigny-en-Beauce à la fin du XIXe siècle. In : L’avenir des paysans ruraux européens. Entre gestion des héritages et dynamique de changement. Colloque de Lyon, 9-13 juin 1992.
– DESSAIGNES, François Philibert. Exposition universelle de 1889. Exposition d’économie sociale. Notice sur une cité de maisons d’ouvriers agricoles, fondée à Champigny-en-Beauce (Loir-et-Cher), par M. Dessaignes,1889. « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France. »
– La cité agricole de Champigny-en-Beauce, de la cité ouvrière à la cité agricole. Collection « Patrimoine.s et territoire.s 41 » Blois : C.A.U.E du Loir-et-Cher et DRAC Centre-Val de Loire, sd.
– LEROY, Laurent. François-Philibert Dessaignes et la cité agricole de Champigny-en-Beauce : des habitations modèles pour ouvriers agricoles à la fin du XIXe siècle. Mémoires de la Société des sciences et lettres de Loir-et-Cher, Tome 68, 2013, p. 149-179.